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Le comportement douteux d’un passager aérien peut constituer une circonstance extraordinaire libérant la compagnie aérienne de son obligation d’indemnisation

30 septembre 2020

La Cour de justice de l’Union européenne s’est penchée, pour la première fois, sur une problématique s’étant pourtant posée à de nombreuses reprises : le comportement douteux d’un passager ayant pu conduire à un retard significatif de vol. Est-il susceptible de constituer une circonstance extraordinaire ?

 

Le cas d’espèce laissait place à une difficulté de taille. Un passager avait réservé, auprès de la société TRANSPORTES AEREOS PORTUGUESES, un vol Fortaleza (Brésil)-Oslo avec une correspondance à Lisbonne. Mais le premier vol a accumulé un retard considérable car l’aéronef en cause avait dû être dévié, à l’occasion du vol précédent, vers Las Palmas de Grande Canarie à cause d’un passager, visiblement perturbé, lequel avait mordu un passager, tout en agressant d’autres personnes, en ce inclus des membres de l’équipage.

 

Toutefois, au vu du retard significatif à son arrivée à Oslo (24 heures tout de même !), le passager lésé a souhaité obtenir une indemnisation forfaitaire d’un montant de 600 €. La société TRANSPORTES AEREOS PORTUGUESES a refusé cette demande, arguant de l’existance de circonstances extraordinaires, ce qui a conduit ledit passager à saisir le Tribunal Judicial da Comarca de Lisboa (tribunal d’arrondissement de Lisbonne). Ce dernier, indécis, a préféré surseoir à statuer et poser à la Cour de justice de l’Union européenne les questions préjudicielles suivantes :

 

  1. Le fait que, au cours d’un vol, un passager morde d’autres passagers et agresse l’équipage de cabine qui tentait de le calmer, justifiant, aux yeux du commandant de bord, une déviation du vol vers un aéroport plus proche afin de débarquer le passager en cause et ses bagages, occasionnant ainsi un retard dudit vol à l’arrivée à sa destination, relève-t-il de la notion de « circonstances extraordinaires », au sens du considérant 14 du règlement n° 261/2004 ?
  2. La survenance d’une « circonstance extraordinaire » au cours d’un vol aller, qui précède immédiatement le vol retour assuré par le même avion, est-elle pertinente aux fins d’exonérer le transporteur aérien de sa responsabilité en relation avec le retard au décollage subi par ce dernier vol, sur lequel voyageait le passager réclamant une indemnisation (requérant en l’espèce) ?
  3. Aux fins des dispositions de l’article 5, paragraphe 3, du règlement n° 261/2004, l’examen effectué par la compagnie aérienne (défenderesse en l’espèce), qui a conclu que l’envoi d’un autre avion ne permettrait pas d’éviter le retard en cours et donc le transfert du passager en transit (requérant en l’espèce) sur un vol programmé le lendemain, la compagnie aérienne n’assurant qu’un vol quotidien vers la destination finale dudit passager, correspond-il à une conduite de la compagnie aérienne dans le cadre de laquelle celle-ci a pris toutes les mesures raisonnables, même s’il n’a tout de même pas été possible de remédier au retard subi ? 

 

La Cour a répondu à ces questions dans un arrêt du 11 juin 2020. De manière préliminaire, elle commence par rappeler que ce vol a bien vocation à entrer dans le champ du règlement n° 261/2004 car, bien qu’effectué depuis un aéroport brésilien (et donc, non européen), il a été opéré par une compagnie portugaise. Ce point ne posait aucune difficulté et était même appliqué par les juridictions du fond et la Cour de cassation françaises[1]. Les avocats généraux Sharpston et Bot l’avaient également rappelé[2]. Et, surtout, la Cour de justice des Communautés européennes avait fait application de cet article du règlement dans un arrêt du 10 juillet 2008[3].

 

Concernant la réponse à la première question, le comportement perturbateur du passager constitue-t-il une circonstance extraordinaire ? La Cour commence à rappeler que cette notion de circonstances extraordinaires permet à la compagnie aérienne d’échapper au paiement de l’indemnisation forfaitaire réglementaire au profit des passagers.

 

La sécurité des passagers peut justifier l’existence de circonstances extraordinaires. En l’espèce, le comportement de ce voyageur agressif nécessitait des mesures visant à protéger le reste des personnes présentes au sein de l’aéronef. La Cour ajoute que si, évidemment, le risque d’avoir, au sein d’un avion, des passagers aussi violents ne doit pas être écarté, il n’en demeure pas moins que ce type de comportement est imprévisible et constitue nécessairement une circonstance extraordinaire[4]. La Cour suit ainsi l’avocat général qui avait conclu dans ce sens[5].

 

Mais, si elle semble évidemment aller dans le sens de l’argumentation précitée du transporteur aérien effectif, dans le même temps, la haute juridiction européenne met en place des garde-fous pour ne pas que les compagnies aériennes se réfugient à l’avenir derrière ce type de prétexte pour écarter le versement de l’indemnisation forfaitaire.

 

Dans le paragraphe 45, elle précise :

 

« Il doit toutefois en aller différemment s’il apparaît, ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier, que le transporteur aérien effectif concerné s’avère avoir contribué à la survenance du comportement perturbateur du passager concerné ou si ce transporteur avait été en mesure d’anticiper un tel comportement et de prendre les mesures appropriées à un moment où il pouvait le faire sans conséquence importante sur le déroulement du vol concerné, en se fondant sur des signes avant-coureurs d’un tel comportement. ».

 

Le transporteur aérien doit également anticiper des problèmes de ce type, refusant l’embarquement d’un passager dont les troubles du comportement sont déjà visibles avant ou pendant ledit embarquement. D’ailleurs, l’article 2 du règlement n° 261/2004 rappelle que le refus d’embarquement des passagers peut être justifié par des raisons « de sûreté ou de sécurité »[6]. Selon l’avocat général, Pikamäe, ce libellé très général peut inclure le comportement violent d’un passager. Dans un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 4 octobre 2012, cette hypothèse avait été explorée[7]. Les compagnies aériennes sont donc soumises à une responsabilité importante à ce moment précis. À cet effet, certains transporteurs aériens effectifs, tels que la société QATAR AIRWAYS GROUP, informent déjà scrupuleusement les passagers qu’en fonction de leur comportement, cette dernière peut refuser leur embarquement[8].

 

Concernant la seconde question, la réponse qui allait être donnée s’apprêtait à être fondamentale : un transporteur aérien effectif peut-il se réfugier derrière le retard d’un vol précédent pour refuser une indemnisation à un passager d’un vol suivant ?

 

La Cour commence par rappeler qu’un tel cas de figure n’est pas prévu par le règlement n° 261/2004. Néanmoins, un même aéronef est susceptible d’effectuer plusieurs vols dans une même journée.

 

La Cour semble reconnaître que cette question peut difficilement faire l’objet d’une réponse et laisse le soin à la juridiction de renvoi de le faire. Elle précise toutefois qu’il est effectivement possible, pour un tribunal, de considérer que le problème rencontré par un aéronef dans un vol précédent ait un impact sur le vol suivant au point que l’existence de circonstances extraordinaires soit alors reconnue.

 

Concernant la réponse à la dernière question, il s’agit de se demander si la compagnie aérienne a pris toutes les mesures nécessaires pour pallier au retard observé sur le vol précédent.

 

La Cour commence par indiquer que le simple fait de « placer » le passager dans le vol suivant ne constitue par l’exercice de mesures suffisamment appuyées tout en ne niant pas qu’il faut également préserver la solvabilité financière de la compagnie aérienne.

 

Tous les moyens à sa disposition doivent être mis en œuvre pour assurer un réacheminement raisonnable, satisfaisant et dans les meilleurs délais. Le transporteur aérien effectif doit même rechercher d’autres vols auprès d’autres compagnies appartenant, ou non, à la même alliance aérienne et arrivant à un horaire moins tardif que le vol suivant du transporteur aérien concerné.

 

La Cour de justice de l’Union européenne fait ainsi peser une lourde responsabilité sur le transporteur aérien effectif :

« Ce n’est donc que s’il n’existe aucun siège disponible sur un autre vol direct ou indirect permettant au passager concerné d’atteindre sa destination finale à un horaire moins tardif que le vol suivant du transporteur aérien concerné ou que la réalisation d’un tel réacheminement constitue pour ce transporteur aérien un sacrifice insupportable au regard des capacités de son entreprise au moment pertinent que ledit transporteur aérien doit être considéré comme ayant mis en œuvre tous les moyens dont ildisposait en réacheminant le passager en cause par le vol suivant opéré par ses soins. ».

 

La Cour conclut en écrivant que réacheminer le passager lésé avec un retard de 24 heures par rapport à l’horaire initial n’est, en principe, pas une mesure raisonnable libérant le transporteur aérien effectif de son obligation d’indemnisation.

 

Il s’agit donc d’un arrêt pas si favorable aux intérêts des compagnies aériennes.

 

 

[1] Cour d’appel de Besançon, 1re chambre civile et commerciale, 15 mars 2016, Numéro de rôle : 15/01423, X c/ Y ; Cour d’appel de Chambéry, 2e chambre, 17 décembre 2015, Répertoire Général : 15/01459, X c/ Y ; Cour d’appel de Versailles, 14e chambre, 30 juin 2016, Répertoire Général : 15/08091, X c/ Y ; Cour d’appel de Versailles, 14e chambre, 30 juin 2016, Répertoire Général : 15/08088, X c/ Y ; Cour d’appel de Versailles, 14e chambre, 30 juin 2016, Répertoire Général : 15/08998, X c/ Y ; Cour d’appel de Versailles, 14e chambre, 30 juin 2016, Répertoire Général : 15/08093, X c/ Y ; Cour d’appel de Lyon, 6e chambre, 8 septembre 2016, Répertoire Général : 16/01902 ; Laurent BLOCH, Précisions récentes sur le règlement (CE) 261/2004 du 11 février 2004 relatif à la responsabilité des transporteurs aériens, Responsabilité civile et assurances n° 1, janvier 2020, étude 1 ; Cour d’appel de Versailles, 14e chambre, 10 juillet 2013, Répertoire Général : 13/03381, SA XL AIRWAYS FRANCE c/ Madame Erika PAUL, Monsieur Charles-Edouard CHAUGNE, SAS THOMAS COOK ; Cour d’appel d’Angers, Chambre civile A, 26 avril 2016, Numéro d’affaire : 15/03287 ; Cour d’appel d’Angers, Chambre civile A, 26 avril 2016, Numéro d’affaire : 15/03284 ; Clarisse DEGERT-RIBEIRO, L’importance du lieu de départ d’un vol avec correspondance pour les compagnies aériennes non communautaires, Énergie – Environnement – Infrastructures n° 3, mars 2017, comm. 18 ; Cour d’appel de Papeete, Chambre civile, 1er octobre 2015, Répertoire Général : 14/00216, Numéro : 547 ; Ségolène BARBOU des PLACES et Anne-Sophie CHONÉ-GRIMALDI, Application du droit de l’Union européenne par la Cour de cassation - . – (octobre 2013 – mars 2014), Europe n° 7, juillet 2014, chron. 3

[2] Cour de justice de l’Union européenne, 30 avril 2013, C-628/11, Conclusions de l’avocat général M.Y. Bot ; Cour de justice des Communautés européennes, 6 mars 2007, C-173/07, Emirates Airlines – Direktion für Deutschland c. Diether Schenkel, Conclusions de l’avocat général Sharpston

[3] Laurent BLOCH, La CJUE et la responsabilité des transporteurs aériens : une escadrille de décisions, Responsabilité civile et assurances n° 7-8, juillet 2018, étude 8

[4] Dominique BERLIN, Un passager turbulent peut être une circonstance extraordinaire pour la compagnie, La Semaine Juridique Edition Générale n° 26, 29 juin 2020, 801

[5] Morsures dans un avion ayant entraîné des retards sur toute une ligne : les passagers des vols suivants peuvent-ils être indemnisés ?, Énergie – Environnement – Infrastructures n° 4, avril 2020, alerte 59

[6] Cour de justice de l’Union européenne, 27 février 2020, C-74/19, Conclusions de l’avocat général M. P. Pikamäe, présentées le 27 février 2020

[7] Valérie MICHEL, Définition du « refus d’embarquement », Europe n° 12, décembre 2012, comm. 499

[8] Cour d’appel de Paris, Pôle 4, chambre 9, 5 septembre 2013, Répertoire Général : 12/00086, Répertoire Général : 12/19118, X c/ Y